DEUXIÈME PARTIE

 

9

 

Senmout avait dix-huit ans et du vague à l’âme. Il s’ennuyait depuis que son maître l’avait abandonné pour réaliser quelque mystérieux projet dans les collines de Thèbes, accompagné de Bénya et de quelques jeunes ingénieurs. Pendant une ou deux semaines, Senmout s’était amusé à dessiner des plans grandioses pour son futur tombeau, mais il se lassa vite et abandonna ses travaux. Le printemps avait de nouveau fait son apparition. Les marais regorgeaient de gibier d’eau.

Ce jour-là, le troisième du mois de Paopi, il enveloppa dans un tissu du poisson fumé, un morceau de pain et de fromage, une poignée de figues ainsi qu’une flasque de vin et partit en direction du fleuve. Il n’avait pas pris d’exercice depuis longtemps et rien ne lui parut plus agréable en cette matinée ensoleillée que de faire une longue promenade. Il prit un chemin à la sortie de la ville qui le mena jusqu’au fleuve, sinuant à travers les marécages et les roseaux vert vif. Senmout ne cherchait qu’à échapper à l’ennui et à une paresse naissante. Il avait troqué ses beaux habits contre le pagne des paysans, court et lourd, pour être libre de ses mouvements. Ses pieds nus s’enfonçaient voluptueusement dans le sable humide et l’herbe. Au-delà des champs où s’affairaient les paysans, s’élevaient dans l’air limpide du matin les collines et les falaises, véritables remparts de l’Égypte contre le désert et la guerre en même temps que gardiennes de sa fertilité.

Aux environs de midi, il parvint au bord du fleuve. Il s’installa à l’ombre d’un palmier dattier et sortit son repas. La promenade lui avait ouvert l’appétit et il mangea avec plaisir non sans songer que peu de temps auparavant, il en était réduit à effectuer une visite dans les cuisines du temple pour apaiser sa faim. Lorsqu’il eut fini son repas, il s’allongea, les mains croisées sur le ventre, et le sommeil l’envahit bientôt. Il avait largement le temps de faire une petite sieste avant de regagner sa chambre.

Tout à coup quelque chose le heurta de plein fouet en pleine poitrine si violemment qu’il bondit sur ses pieds, plié de douleur, le souffle coupé. Après avoir retrouvé ses esprits, il s’aperçut qu’il avait sous les yeux un canard mort au plumage vert et bleu, la tête écrasée, et il entendit soudain un bruissement dans les hautes herbes qui s’écartèrent, livrant passage à une jeune fille.

Élancée et presque aussi grande que lui, elle était chaussée de sandales à très fines lanières et chacun de ses doigts de pied était orné d’une pierre bleue. Ses ongles étaient peints en rouge, de même que sa bouche où se lisait à présent la plus vive surprise. Ses yeux paraissaient immenses, prolongés en triangle aux deux coins extérieurs et bordés de khôl. Ses paupières étaient recouvertes d’une fine couche de poudre bleue. Ses cheveux coupés droit lui barraient le front en une frange sévère d’un noir profond et retombaient raides sur ses épaules. Un bandeau d’or épais lui ceignait le front ; et sur sa poitrine un lourd pectoral d’électrum serti de turquoises brutes lançait ses feux à chaque respiration. Elle portait le pagne court des petits garçons, rehaussé d’une ceinture dorée. Il ne pouvait voir de ses seins qu’un léger renflement sous le pectoral. Senmout était bouleversé et n’eut aucun regard pour l’esclave qui se glissa aux côtés de sa maîtresse, ni pour le jeune noble vêtu de cuir qui surgit à sa suite.

— Face contre terre ! ordonna soudain l’apparition sur un ton de surprise offensée.

Sans lâcher la flèche, Senmout s’agenouilla, le sourire aux lèvres. Il ne pouvait se méprendre sur cette voix, quoiqu’elle fût devenue plus grave et plus mélodieuse en quatre ans. C’était bien elle, sa petite bienfaitrice ! Mais comme elle avait changé !

— Paysan, mon canard est à vos pieds, et ma flèche dans votre main. Seuls les nobles ont ce privilège. Lâchez-la.

Il ouvrit lentement la main et l’esclave se pencha pour ramasser la flèche.

Ce fut comme si elle lui avait traversé le cou.

— Et mon canard, poursuivit-elle, que vouliez-vous en faire ? Depuis combien de temps attendiez-vous l’occasion de vous enfuir avec ? Vais-je le laisser parler, Hapousenb ?

— C’est à vous de décider, prince, répondit gravement le jeune homme. Mais puisque vous me demandez mon avis, je suis surpris qu’un paysan porte l’insigne d’architecte au bras et le crâne rasé du prêtre.

Il se fit un profond silence. Puis une voix très calme s’éleva.

— Relevez-vous, prêtre. C’est bien vous, n’est-ce pas ? Mais bien sûr, c’est vous ! Je ne connais aucun autre prêtre assez fou pour se déguiser à la fois en architecte et en paysan.

Senmout se leva en se frottant les genoux. Cette fois, il ne chercha pas à fuir son regard. Elle lui rendit son sourire et d’un mouvement affectueux s’approcha vivement de lui.

— Nous semblons destinés à nous rencontrer dans les plus étranges circonstances, dit-elle en riant. Je ne serai donc jamais débarrassée de vous ? Que faites-vous si loin de Thèbes ? Attrapiez-vous des anguilles, prêtre ?

Senmout détailla son compagnon, les bras croisés sur sa large poitrine. Sa lance était retenue par un lacet à sa ceinture de cuir rehaussée d’or. Un sourire imperceptible lui passa sur les lèvres.

— J’avais besoin de marcher un peu, finit par dire Senmout. Ensuite je me suis reposé ici, j’ai déjeuné et me suis endormi. Votre canard, prince, m’est tombé dessus comme la foudre.

— Mais qu’en est-il de vos travaux ? lui demanda-t-elle.

— Je n’ai rien à faire pour le moment. Le noble Inéni est absent et je ne sais à quoi occuper mes journées.

— Évidemment, dit-elle en soupirant. Inéni travaille pour mon père. Eh bien, voulez-vous vous joindre à nous pour chasser, prêtre ? Je suis persuadée que je serai capable de remplir vos journées. (Elle se retourna brusquement vers Hapousenb :) C’est le prêtre qui m’a rendu un service, dit-elle. Et tu vois, il me suit comme un petit chien.

Ses yeux brillaient du plaisir qu’elle avait à faire ce genre de plaisanteries, auquel elle ne pouvait résister…

Senmout salua solennellement le fils du vizir de la Basse-Égypte, tout étourdi de se trouver en telle compagnie.

Hapousenb, pour sa part, inclina la tête.

Il avait à peine un an de plus que Senmout, et, comme Menkh, il possédait l’arrogance inconsciente de comportement que lui conférait sa position sociale ; mais, contrairement à Menkh, il était réfléchi, prévoyant et déjà capable de remplacer son père avec autorité dans ses fonctions d’administrateur. Hatchepsout avait toujours eu confiance en lui car c’était un garçon loyal. Ils avaient souvent joué et chassé de compagnie, tout comme ils avaient fréquenté l’école ensemble, recherchant chacun l’approbation de Khaemwese, puis en constante rivalité, qu’il s’agisse de tir à l’arc ou de la conduite du char.

— Je vous salue, prêtre, dit-il. Vous avez beaucoup de chance d’avoir pu rendre service à l’espoir de l’Égypte.

— L’espoir de l’Égypte ! gloussa Hatchepsout. La fleur de l’Égypte ! Allez, retournons au bateau car le jour avance et un unique canard fait un piètre tableau de chasse.

Elle se retourna et s’enfonça dans les roseaux, Hapousenb à sa suite. Senmout ramassa le sac qui contenait son repas et tout étourdi les suivit. Ils débouchèrent peu après sur le fleuve où se balançait un esquif peint en rouge et jaune, orné d’oriflammes bleues et blanches. L’entrée de la cabine était protégée de lourds rideaux damassés derrière lesquels Senmout aperçut de nombreux coussins ainsi qu’une carafe de vin et une coupe de fruits sur une table basse. À la proue, un marin attendait, la perche à la main ; un petit mât doré auquel était attachée une voile soigneusement repliée se dressait devant lui. Un baldaquin avait été déployé à l’arrière où un groupe de jeunes gens et jeunes filles se prélassaient nonchalamment. Au-dessus de leurs têtes des éventails de plumes d’autruche s’agitaient doucement dans le bleu profond du ciel. Une petite passerelle reliait l’entrée de la cabine au rivage où attendait patiemment un soldat.

Les bavardages et les éclats de rire parvinrent à Senmout bien avant que la barque ne fut en vue, et il souhaita soudain de tout son cœur se trouver ailleurs, en un lieu connu et rassurant, dans le bureau d’Inéni par exemple, ou tout simplement en train de dormir sous son palmier. Il n’avait aucune envie de devenir le point de mire ou le protégé de ces jeunes nobles, si supérieurs à lui, avec leurs riches vêtements et leurs bijoux précieux, mais il était trop tard pour faire marche arrière.

Les conversations moururent sur leurs lèvres et les têtes s’inclinèrent lorsqu’Hatchepsout traversa la passerelle, Hapousenb imperturbable sur ses talons. Senmout monta le dernier, affreusement conscient de sa grossière tenue de paysan, de son absence de perruque, de ses genoux sales, et de son pauvre sac caché sous un bras. Il sentit dans son dos le regard désapprobateur de la sentinelle, mais déjà il était à bord et dépassait l’ombre et la fraîcheur rassurantes de la cabine. Hatchepsout fit signe à l’homme à la perche. Ils se laissèrent glisser au fil du courant et, à sa grande surprise, il sentit Hapousenb le prendre par le bras et l’attirer à l’ombre du baldaquin. Hatchepsout s’était jetée sur les coussins et buvait frénétiquement de grandes coupes d’eau en faisant claquer ses lèvres ; la lance qu’elle portait à son côté heurtait le pont de l’embarcation. Il y eut un silence. Comme il le redoutait, tous les yeux étaient fixés sur Senmout, qui soutint les regards avec hauteur. Hapousenb lui mit la main sur l’épaule.

— Voici le prêtre… quel est votre nom ? chuchota-t-il.

— Je suis Senmout, répondit-il à haute voix, prêtre d’Amon et architecte auprès du grand Inéni.

Il s’aperçut qu’il avait presque crié ces quelques mots qui résonnaient encore à ses oreilles.

La petite assemblée se redressa, sous l’œil approbateur d’Hapousenb, alors qu’Hatchepsout installait des coussins auprès d’elle.

Sans en croire ses yeux, Senmout s’approcha d’elle, s’assit en tailleur et accepta la coupe qu’elle lui offrait. Les conversations reprirent de plus belle, et il sentit quelques gouttes de sueur perler sur ses tempes. « Est-ce bien moi qui me trouve assis ici, au milieu des satins les plus précieux, auprès des femmes les plus en vue et les plus puissantes de l’Égypte ? » se demandait-il.

— C’est bien, dit Hapousenb. Chacun ici respecte celui qui sait parler pour son propre compte. Dites-moi, Senmout, quel effet cela vous fait-il de travailler pour Inéni ? J’avais peur de lui étant enfant. Lorsqu’il venait voir mon père il nous traitait comme des galopins. « Dehors ! » nous disait-il et cela faisait rire mon père.

Senmout le regarda avec reconnaissance sachant qu’il essayait de le mettre à l’aise ; il répondit à Hapousenb du mieux qu’il put. Il avait un visage ouvert, sympathique, et sans trop savoir pourquoi il le considéra tout de suite comme un allié. Le jeune noble était beau ; le menton énergique et les yeux profondément enfoncés inspiraient la confiance. Senmout se surprit à bavarder avec abandon, mais simultanément quelque chose en lui-même lui conseillait de rester sur ses gardes. « Fais bien attention à ce que tu dis, car tu te trouves en compagnie d’immortels. Ne dis surtout rien qui puisse porter à conséquence. » Il sentit tout à coup qu’on lui touchait l’épaule et vit un visage brun et espiègle qui lui souriait.

— Menkh ! s’écria-t-il soulagé.

Le jeune homme s’installa à ses côtés.

— Voilà un drôle d’endroit pour un jeune prêtre, dit Menkh. Attends un peu que mon auguste père l’apprenne ! Va-t-il perdre son élève favori ?

— Certainement pas ! répondit joyeusement Senmout.

La barque fendait toujours silencieusement les eaux dans le soleil éblouissant. Hatchepsout alla s’agenouiller au bord du bateau, et laissa traîner sa main chargée de bracelets dans l’eau limpide.

Tout en parlant, Senmout portait fréquemment ses regards vers sa chevelure emmêlée par le vent, son profil si pur et si parfait. Il se sentait attiré vers elle, et connaissait les tourments de la passion, ce qui le rendait honteux et fasciné à la fois. Elle semblait aussi lointaine qu’une déesse. Il n’avait pas le droit, pensait-il, de ressentir pour elle les mêmes sentiments que pour une esclave des tavernes. Et pourtant, ce n’était pas exactement cela non plus. Il y avait entre eux une attirance tacite, une reconnaissance de la main du destin, cette main du destin qui avait fait germer en lui son ambition durant ces longues années de travail harassant au temple, la main du destin qui l’avait déposé dans la barque royale.

Il sentit posés sur lui les regards curieux des femmes où ne perçait croyait-il aucune admiration. Il ne pouvait se rendre compte de ce qu’elles voyaient : un grand jeune homme doté de la grâce et de la force légendaires de la panthère et de traits sensuels qui appelaient au plaisir. Elles chuchotaient et riaient entre elles, pendant que Senmout, sans leur accorder la moindre attention, écoutait Hapousenb et Menkh parler de choses qu’il comprenait très vaguement, et leur répondait prudemment, sans toutefois se montrer évasif.

À un moment, Hatchepsout poussa un cri. Ils quittèrent tous leurs coussins pour s’approcher du bord du bateau. Ils virent un grand crocodile quitter furtivement son abri dans les roseaux et se jeter à l’eau, la gueule grande ouverte.

À peine l’énorme forme grise se fut-elle éloignée, que Menkh se saisit de son arc.

— Voulez-vous que je le tue, Altesse ? demanda-t-il.

— Non. C’est un animal sacré, le compagnon des dieux ; en outre je pense que c’est un présage. Laisse-le vivre, lui répondit-elle en secouant la tête.

Tout en parlant elle avait jeté un regard furtif à Senmout, puis détourné la tête. Mais il avait saisi son regard embarrassé, quelque peu inquiet, et il resta avec les autres à regarder le crocodile disparaître, le cœur battant. « Comme elle a changé ! » pensa-t-il. Que restait-il donc de la tendre et coléreuse enfant du lac ?

À la fin de l’après-midi ils levèrent une bande d’oies blanches qui s’échappèrent des marais en criant. Hatchepsout lui tendit sa lance sans un mot, dans le but de le défier.

En un instant, il revit la ferme paternelle, ses tournois avec Senmen et leurs difficultés à manier les lourdes perches de bois qui leur tenaient lieu de lances. Ce jouet de noble était léger et finement équilibré ; il le souleva, visa et le lança. Le trait s’élança droit sur la cible et l’oiseau tomba comme une pierre. Senmout entendit autour de lui un murmure admiratif. Menkh lui donna une claque dans le dos. Hapousenb leva les sourcils.

— Vous visez bien pour un prêtre, dit Hatchepsout tout étonnée.

La colère qui l’envahit le fit se retourner plus vite qu’il ne l’aurait voulu.

— Mon père est paysan, dit-il. Les paysans n’apprennent pas à leurs enfants à chasser avec des lances.

— Je le sais, répondit-elle simplement, et la colère de Senmout tomba.

On approcha le bateau du rivage et Menkh courut chercher l’oiseau mort.

— Vous devriez le prendre, dit-elle à Senmout en caressant les plumes blanches de la bête. Demandez aux cuisiniers de le préparer et nous pourrions peut-être le manger ensemble.

Il prit délicatement l’animal sans mot dire, puis ils regagnèrent Thèbes, côte à côte, dans le vent de cette fin d’après-midi dorée.

— Cela vous ferait-il plaisir de rencontrer mon père ? lui demanda-t-elle en arrivant au débarcadère.

Sa voix était toute proche et il lui fit face, légèrement troublé, s’imaginant une seconde qu’elle lui proposait de monter dans la barque céleste. Sa peau brillait d’un éclat cuivré et sa chevelure semblait s’embraser sous les rayons du soleil couchant. Elle se tenait si près de lui qu’il pouvait sentir le parfum de la myrrhe, parfum sacré entre tous.

— Vous avez été particulièrement calme aujourd’hui, prêtre, poursuivit-elle. Cette journée vous a-t-elle été propice ?

— Je ne sais pas, répondit-il gauchement, mais c’est une journée dont je me souviendrai.

Senmout tenait encore l’oie à la main.

— Donnez-la-moi, dit-elle, je vais la faire préparer tout spécialement pour vous et nous la mangerons vous et moi en compagnie de mon père. Allez vous reposer un peu, je vous ferai appeler. Mais peut-être préférerez-vous que nous en restions là et retourner à vos travaux ?

Il savait qu’elle ne se référait pas au dîner avec le pharaon, mais il secoua la tête.

— Non, Altesse, répondit-il doucement : Je vous remercie pour cette journée.

— Une journée qui en promet d’autres ? Je suis contente qu’elle vous ait plu.

Il la salua, et elle partit, suivie d’un essaim de femmes. Senmout reprit doucement le chemin du bureau d’Inéni et de sa petite chambre.

 

Un esclave vint le chercher à l’heure du dîner et le conduisit à travers l’obscurité embaumée des jardins, jusque devant la double porte de la salle du banquet, où un héraut se tenait prêt à l’annoncer. Senmout allait bredouiller son nom lorsque l’homme poussa d’un geste les deux battants et clama : « Senmout, prêtre du grand Amon, architecte », et Senmout fendit la foule. La salle lui parut gigantesque, aussi grande que la cour extérieure du temple ; le plafond se perdait dans l’obscurité, malgré les centaines de petites lampes disséminées un peu partout. La pièce ouvrait d’un côté sur une forêt de colonnes à travers lesquelles on devinait la nuit noire qui baignait le jardin. En cette saison printanière, les petites tables basses étaient ornées de fleurs fraîches de sycomores blancs, de grenadiers orange ; quant aux coussins et aux manteaux, des milliers de fleurs de lotus bleues et roses les recouvraient.

Une petite esclave, nue et timide, à peine plus âgée qu’une enfant, s’approcha de lui et après l’avoir salué profondément, lui attacha un cône de parfum autour du cou. Un autre esclave apparut à sa suite.

— Veuillez me suivre, noble Senmout, lui dit-il respectueusement.

Après s’être frayé un chemin parmi la foule des invités, ils parvinrent à un petit dais situé entre la porte et la colonnade du jardin. L’esclave lui indiqua un groupe de quatre tables dorées, recouvertes de fleurs, dont les pieds étaient cachés sous un amoncellement de coussins. Devant l’hésitation de Senmout, l’esclave lui précisa :

— Ce soir, vous dînez avec le pharaon.

Puis, après que Senmout eut gravi les deux marches de l’estrade, l’homme ajouta :

— Voulez-vous du vin ?

Senmout acquiesça et l’esclave disparut dans la foule. Il attendit, la gorge sèche, les nerfs tendus, étourdi par le parfum mêlé des corps tièdes et des cônes. On lui présenta une coupe d’or repoussé si fin qu’il pouvait voir ses doigts au travers en la portant à ses lèvres. Enfin, il vit s’ouvrir les portes toutes grandes et aperçut l’éclat des pierres précieuses briller dans l’obscurité. Les conversations s’arrêtèrent ; seule la brise poursuivit sa douce plainte.

Le héraut prit une grande inspiration et annonça :

— Horus, le Taureau puissant, Aimé de Maât, Seigneur de Nekhbet et Pen-Ouarchet, Fils du Soleil, Touthmôsis, l’éternel. Ahmès, Grande Épouse Royale, Grande Reine, Sœur Royale, Aimée du Pharaon. Le Prince héritier Hatchepsout Khnoum Amon, Aimée d’Amon, Fille d’Amon.

Tous les genoux se plièrent, les bras se tendirent en avant, les fronts touchèrent le sol.

Senmout, exposé à tous les regards, se prosterna aussi sous le dais. Il fut saisi d’une horrible inquiétude. Que se passerait-il s’il ne plaisait pas au pharaon ? Que se passerait-il s’il ne répondait pas correctement et se faisait honteusement chasser de la salle ? L’idée de la disgrâce lui était plus pénible que celle de la mort.

Lorsqu’il l’avait vu pour la première fois, de loin, Senmout ne s’était pas rendu compte à quel point l’autorité du pharaon nimbait sa personne. Ses épaules lui parurent beaucoup plus larges, ses jambes plus musclées, sa tête plus guerrière, son regard plus incisif, mobile et pénétrant. Ce soir-là, il était habillé de jaune, sa couleur préférée. Son pectoral était formé de deux mains de cristal rehaussées d’un filet d’or, tenant entre elles l’œil d’Horus en turquoise bleue incrustée d’améthyste. Sa coiffe était en cuir jaune, dont les deux côtés retombaient presque jusqu’à la taille ; et au-dessus de son front se dressaient le cobra et le vautour qui posaient sur la foule leur regard froid et cristallin.

Senmout contempla Ahmès avec un intérêt non dissimulé. Il n’avait jamais vu auparavant la mère d’Hatchepsout et fut déçu de trouver entre elles aussi peu de ressemblance. Hatchepsout portait encore le pagne des jeunes garçons, mais ce soir-là, personne ne pouvait se méprendre sur son sexe. Ses grands yeux noirs étaient maquillés de khôl vert foncé. Des boutons de fleurs blanches parsemaient ses lourdes tresses surmontées d’une petite couronne d’argent. Un collier d’argent enserrait son cou et des serpents du même métal montaient le long de ses bras. Sa ceinture et ses sandales étaient aussi en argent. Seule la lune n’avait rien à envier à la froide luminosité de son éclat.

Touthmôsis se laissa lourdement tomber sur les coussins, Ahmès prit place à ses côtés et Hatchepsout, toute souriante, vint s’asseoir auprès de Senmout.

— Je suis contente que vous soyez là, lui dit-elle. J’ai grand-faim. Votre oie ne va pas tarder à arriver et nous allons bien voir si vous vous y connaissez en chair tendre ! Que pensez-vous de mes bracelets ? C’est le vizir qui me les a offerts. Père, ajouta-t-elle en lui donnant une petite tape, voici le prêtre dont je vous ai parlé. Inutile de vous lever encore une fois, prêtre. Vous avez fait assez d’exercice pour la journée.

Senmout rencontra le regard le plus troublant, le plus pénétrant et perçant qui se soit jamais posé sur lui, et il lui fallut toute sa volonté pour ne pas détourner les yeux.

Après un moment qui lui parut une éternité, le pharaon rompit le silence.

— Vous êtes insaisissable, jeune homme, lui dit-il d’une voix forte et profonde mais amicale. Voilà des semaines que j’entends parler de vous sans avoir eu l’occasion de vous apercevoir. Inéni pense beaucoup de bien de vous. Il affirme que vous possédez à la fois le talent et l’imagination. Ma fille vous aime bien. Vous avez de la chance. (D’un geste il balaya les fleurs qui encombraient la table.) N’avez-vous que ce malheureux habit de prêtre à vous mettre ? Où est passée votre perruque ? Eh bien ? Et votre voix aussi, où est-elle passée ?

Hatchepsout les regardait d’un air amusé.

Senmout s’efforça de donner au pharaon une réponse aussi prudente qu’à Hapousenb.

— Je ne suis qu’un apprenti, Majesté, et un novice au service des autres prêtres. Il ne conviendrait pas à quelqu’un comme moi de revêtir les mêmes atours que ceux qui me sont supérieurs.

Touthmôsis lui jeta un regard rusé.

— Bien entendu. Mais les grands sentiments ne nourrissent pas son homme, comme disait le grand Imhotep.

— Je mange à ma faim, Majesté. Mon maître me fait travailler dur, mais il est juste.

— Je suis mieux placé que vous pour le savoir. Où habitez-vous ?

— J’occupe une pièce derrière le bureau de mon maître.

— Bien. Hatchepsout, je t’autorise à le fréquenter. Il me plaît assez. À présent, mangeons. Où sont les musiciens ?

Il se détourna d’eux brusquement et Senmout poussa un soupir de soulagement. Un esclave attendait avec patience derrière lui, chargé d’un plateau. Il se sentit envahi d’un appétit féroce. Hatchepsout était déjà en train de dîner. Senmout piqua une fleur de lotus dans sa ceinture et commença son repas. Il désirait profiter pleinement de la soirée, s’enivrer autant que les autres, rire et danser et ne regagner sa chambre qu’à l’aube ; mais un autre lui-même se tenait toujours à ses côtés, sans rien perdre de ce qui l’entourait et jetant sur tout son regard froid, cynique et calculateur. Senmout savait bien qu’il ne s’abandonnerait pas aux plaisirs de l’ivresse, qu’il n’éclaterait pas de rire et qu’il n’applaudirait pas trop bruyamment les exploits des jeunes danseuses. Sa nature était peu encline à de tels abandons. Il dîna calmement, et lorsque Hatchepsout eut terminé son repas, elle lui chuchota à l’oreille, tout excitée, les menus ragots qui touchaient certains des invités, en les lui montrant du doigt.

— Vous voyez là-bas, à droite de la cinquième colonne, sous la lampe, la grosse femme ? C’est Moutnefert, la seconde épouse, la mère de mon frère Touthmôsis ; elle a interdit à mon père l’entrée de ses appartements depuis qu’il m’a désignée prince héritier. On dit qu’elle a une aventure avec le chef des hérauts, mais je n’en crois rien. Si c’était vrai, mon père l’aurait fait tuer… Touthmôsis n’est pas là, ajouta-t-elle. Père l’a envoyé faire la tournée des garnisons du Nord avec Pen-Nekheb. Il s’imagine que Touthmôsis en tirera quelque enseignement, mais il sera déçu. Touthmôsis voulait emmener sa concubine et père a failli exploser… Regardez, là-bas, Menkh vous fait signe !

C’était bien en effet le jeune et fringant jeune homme ; Senmout répondit à son geste. Menkh tenait une jeune fille sur ses genoux, quelques plumes d’autruche crânement plantées dans sa perruque. Hapousenb était en grande conversation avec son père, sous le dais et, bien que Senmout fût certain qu’il l’avait vu, il ne tourna pas les yeux de son côté.

À la fin du repas, peu avant le début des réjouissances, le vizir et son fils s’approchèrent du pharaon. Touthmôsis leur fit signe.

— Que se passe-t-il, mon ami ?

— Veuillez m’excuser, pharaon, mais j’aimerais rentrer chez moi. Le voyage m’a beaucoup fatigué.

— Allez-y. Et toi aussi, Hapousenb. Vous me ferez votre rapport demain, une heure après le lever du soleil, dans la salle des audiences.

Il les congédia et, au moment où ils partaient, Hapousenb croisa le regard de Senmout et lui sourit chaleureusement. Après leur départ, le pharaon se leva.

— Silence vous tous ! Ipouky est-il là ?

Du fond de la salle, le musicien aveugle fut conduit jusqu’au dais par un de ses fils. Il tenait son nouveau luth sous le bras.

— Je suis là, Majesté, dit-il.

D’un signe de tête, le pharaon ordonna à un esclave d’amener le vieil homme auprès de lui et le fit s’asseoir à ses pieds.

— Donne-moi ton luth, lui commanda Touthmôsis. Le prince héritier a appris à jouer de cet instrument et aimerait recevoir ton avis.

Hatchepsout fit une grimace à Senmout et se leva. Il se trouva soudain ramené loin en arrière, par cette douce nuit au bord du lac d’Amon, témoin de sa rencontre avec cette enfant nue et éplorée. « J’ai parcouru du chemin depuis », pensa-t-il non sans tristesse.

Hatchepsout mit un pied sur la table et posa le luth sur son genou. La tête légèrement penchée, les lèvres serrées par la concentration, elle chercha les premiers accords de son chant ; une coupe de vin à la main, Senmout se carra au milieu des coussins.

Ipouky attendait calmement, les mains jointes sur ses genoux. Puis Hatchepsout releva la tête et parcourut l’assemblée des yeux. Deux accords plaintifs, aussi doux et émouvants qu’une nuit d’hiver, résonnèrent et elle se mit à chanter.

Sa voix était haute et pure, tel l’appel ému d’un oiseau dans l’aube endormie ; et Senmout se sentit envahi d’une crainte surnaturelle. Elle était bien la fille du dieu !

Chacun restait immobile et silencieux. Tous connaissaient bien ce chant d’amour ancien. Mais Hatchepsout l’interprétait étonnamment, avec une innocence et une simplicité extrêmes.

L’assistance subjuguée oublia ses intrigues et ses inimitiés pour les tourments de l’amour naissant. Puis, après un instant de silence stupéfait, tout le monde se leva et laissa éclater sa joie et son enthousiasme. Hatchepsout rendit calmement son luth à Ipouky et se rassit, indifférente au tumulte général.

— Les imbéciles ! dit-elle sèchement à Senmout. Ils ne savent pas ce qu’ils applaudissent. Ils crient parce que je suis belle et que je chante la beauté. Mais ce chant est facile à interpréter et je n’ai pas une voix bien remarquable. Lorsque le merveilleux Ipouky remplit le temple de ses accents suaves et puissants, ils applaudissent du bout des doigts… Quels imbéciles !

À la fin de l’ovation, Touthmôsis demanda son avis au grand musicien.

Ipouky resta un moment silencieux, puis énonça son opinion.

— Ce chant est assez facile à interpréter, mais Son Altesse l’a chanté de manière à dissimuler que sa voix n’a pas encore atteint toute l’amplitude et la densité de son registre. Son accompagnement au luth est correct.

Hatchepsout l’applaudit vivement et murmura à l’oreille de Senmout :

— Vous voyez !

Touthmôsis remercia le vieil homme. Les tables furent repoussées sur le côté pour dégager un espace, et l’on entendit venir du fond de la salle le son des castagnettes et des tambourins.

— Les danseuses vont arriver, dit Hatchepsout. Asseyons-nous par terre à côté de Menkh, afin de mieux voir leurs pieds.

Sa coupe de vin à la main, Senmout la suivit.

À leur nez busqué et à leur peau bistre, Senmout reconnut des Syriennes dans les sept jeunes filles qui firent leur entrée. Leurs cheveux noirs descendaient jusqu’aux genoux. Elles tenaient à la main un tambourin et une clochette. Seuls des bracelets bruyants et une multitude d’anneaux habillaient leurs corps luisants. Étourdi par le vin, les parfums entêtants et la présence d’Hatchepsout, Senmout ne fit guère attention à la danse. Lorsqu’elles eurent disparu dans un roulement de castagnettes, les jongleurs apparurent à leur tour, puis un magicien qui répandit une pluie d’or sur l’assistance et fit sortir de boules de feu d’innombrables pétales de fleurs.

Le pharaon était d’humeur joyeuse. Il riait et buvait allègrement, tandis qu’Ahmès commençait à s’assoupir. Lorsque tomba la dernière goutte de la clepsydre et que le ciel se teinta légèrement de gris, il se leva en s’écriant :

— Au lit, tous tant que vous êtes ! Il se dirigea lourdement vers la porte. La musique cessa. Les esclaves s’empressèrent auprès des invités trop ivres pour marcher et les autres s’éclipsèrent vers les couloirs du palais ou les jardins.

Les yeux brûlants, fatigué et heureux, Senmout se leva avec plaisir pour aller rejoindre sa couche.

Hatchepsout, qui avait déjà revêtu son manteau, lui prit le bras.

— Venez au champ de manœuvres demain, avant midi, vous pourrez y gagner votre propre lance, lui dit-elle.

Elle disparut dans l’obscurité du jardin tandis qu’il la saluait profondément. Son esclave se présenta pour le reconduire et il le suivit avec reconnaissance, envahi d’une bienheureuse fatigue.

 

L’été de cette même année, Ahmès mourut. Elle se réveilla par une nuit particulièrement chaude et demanda de l’eau. Hétéphras alla en puiser dans la grande jarre de pierre déposée dans la fraîcheur de l’entrée. Après avoir vidé la coupe, Ahmès en réclama davantage et se plaignit d’avoir mal aux bras, une main crispée sur la poitrine. Puis elle se réveilla une seconde fois pour appeler, terrorisée, Touthmôsis. Son agitation était telle qu’Hétéphras alla chercher elle-même le pharaon, mais à leur retour, elle était morte.

Hatchepsout dormait profondément, et cette fois-là aucun rêve prémonitoire ne vint la tirer de son sommeil. On la fit prévenir et conduire auprès de sa mère. Ahmès avait l’air aussi doux dans la mort que de son vivant ; une paix incommensurable l’avait envahie.

— Vous êtes jeune à nouveau, dit Hatchepsout, citant le Livre des Morts. Père, comme elle a dû être belle ! Je ne ressens aucune peine pour elle. C’est pour nous tous qu’elle aima vivre, et la voici à présent dans les prés sacrés d’Osiris.

Touthmôsis ne fut nullement surpris. Il savait qu’Ahmès avait davantage prié l’épouse d’Osiris que le puissant Amon et qu’elle serait récompensée de sa foi, mais l’intuition de sa fille l’étonna une fois de plus.

— Le tombeau de la vallée est presque terminé, dit-il. Elle y reposera en paix.

Il dissimula ses propres pensées une fois encore sous le masque de la royauté et s’installa pour veiller Ahmès sur un petit tabouret, à ses côtés, les yeux rivés sur elle. Hatchepsout regagna sa chambre et le laissa seul.

 

Pendant les soixante-dix jours de deuil qui suivirent, un grand recueillement s’empara de la ville de Thèbes. Touthmôsis vaquait silencieusement à ses occupations et Hatchepsout passait le plus clair de son temps avec Nébanoum et ses bêtes, comme cela lui arrivait auparavant. Mais cette fois-ci, la tranquillité du parc, la confiance et la docilité des animaux, l’affection de Nébanoum lui apportaient une merveilleuse sensation de bonheur. Elle pensa soudain à la petite vallée qui lui était apparue dans l’aube violette, et une idée se mit à germer dans son esprit. Un temple. Un temple qui sans chercher vainement à rivaliser avec les inaccessibles falaises serait en quelque sorte leur complément, leur achèvement, l’expression de leur grandiose beauté. Il lui fallait un architecte, doté d’un esprit vif, familiarisé avec ses rêves ; ce n’était pas à Inéni qu’elle pensait. Elle héla un garde et l’envoya chercher Senmout.

Elle retourna s’asseoir sur une petite terrasse, dans le parc, et attendit impatiemment. Le crépuscule commençait à tomber, quand elle l’aperçut à travers les arbres, précédé par un soldat. On avait dû le surprendre pendant son bain, car il ne portait qu’un pagne court et n’avait pas mis son insigne d’architecte. Le soldat montra Hatchepsout du doigt. Lorsqu’il se trouva devant elle, toute la joie qui épanouissait le visage de Senmout avait fait place à une attentive politesse, celle du serviteur appelé devant son maître. Elle remarqua alors la sombre couleur de sa peau, ses pommettes saillantes, sa bouche sensuelle.

— Bonjour, prêtre. Vos épaules sont encore mouillées. Étiez-vous en train de prendre un bain ? Venez donc vous asseoir ici, près de moi, nous regarderons ensemble le coucher du soleil.

Tenant compte des recommandations de son instructeur militaire, il avait effectué plusieurs traversées du fleuve dans la journée, et ses membres étaient rompus d’une saine fatigue. Depuis la fête, son corps s’était musclé et sa voix était devenue plus grave. Aussi les esclaves préposés à l’entretien des bureaux d’Inéni commençaient-ils à le craindre, quoiqu’il ne fût encore qu’un jeune garçon.

— Je suis allée dans les écuries aujourd’hui et j’ai donné un peu d’avoine au cheval noir, celui que vous préférez. Il manque d’exercice.

— Les esclaves devraient le faire courir un peu, répondit Senmout. Lorsque le deuil sera terminé, il sera capricieux et rétif.

— Êtes-vous content de pouvoir enfin vous entraîner au lancer et à la conduite des chars ? Votre vie vous satisfait-elle ?

— Oui, je suis heureux, mais je dois avouer que les leçons d’Inéni me manquent… Je ne vous ai pas remerciée pour mon petit appartement, ni pour les esclaves et le grain que vous avez fait envoyer à ma famille.

— Je ne vous en ai pas laissé le temps.

— Altesse, vous avez été si bonne pour moi, ajouta Senmout, puis-je vous en demander la raison ?

— Vous le pouvez, répliqua-t-elle, mais il se peut que je ne vous réponde pas. À vrai dire, je ne le sais pas très bien moi-même. Je crois que c’est parce que je vous crois tel que j’aurais aimé que fût mon frère, et cela me met en colère. Pourquoi ce lâche recevrait-il la meilleure éducation et pourquoi quelqu’un comme vous serait-il condamné aux basses besognes pendant que sa famille meurt de faim ?

Elle s’exprimait avec une telle véhémence que Senmout ne savait que répondre.

Au plus profond d’elle-même elle avait peur de Touthmôsis, et comme Ahmès, elle commençait à se demander si, contrairement à ce que lui assurait son père, elle ne serait pas quelque jour obligée de l’épouser.

— Je ne sais pas, mon ami, ajouta-t-elle. Un prince héritier n’est-il pas libre d’agir à sa guise ? Mais je vous ai fait venir pour une raison précise. Il est un endroit que j’aimerais vous montrer, un endroit sacré à mes yeux. Ce que je veux y édifier m’est apparu à l’esprit, mais j’ai besoin de votre aide. Voulez-vous que nous allions le visiter ensemble ?

— Certainement, Altesse ! Où est-ce donc ?

Hatchepsout tendit le bras vers l’ouest, de l’autre côté du fleuve.

— Dans une petite vallée cachée, par là-bas, la demeure du grand Mentou-hotep-hapet-Râ. Je ne vous dirai rien de plus avant que vous ne l’ayez vue. Nous irons demain. Rendez-vous au débarcadère, une heure après le lever du soleil, et prenez vos sandales car le chemin est difficile.

— J’y serai. Mais pourquoi moi, Altesse ? Dans quelle mesure puis-je vous être utile ?

— Vous comprendrez lorsque je vous aurai fait part de mon rêve. Inéni serait incapable de le réaliser, même avec la meilleure volonté du monde. Bien que nous ne nous soyons pas vus au total plus de dix fois, nous avons eu l’occasion de nous mesurer l’un à l’autre. Vous me connaissez bien, n’est-ce pas ?

— Je vous vénère, prince, mais je crois que personne ne sera jamais capable de vous connaître. Vous voulez dire que vous avez confiance en moi. Vous n’avez rien à craindre de moi parce que je ne suis rien, tout juste un petit novice.

— Vous avez cessé d’être un novice dès l’instant où vous avez rencontré Inéni, rétorqua-t-elle. Mais qu’êtes-vous à présent ?

Le garde d’Hatchepsout et l’esclave de Senmout attendaient patiemment au pied des marches tandis que les deux jeunes gens s’absorbaient dans leurs pensées. Il faisait si sombre qu’ils pouvaient à peine se voir.

Lorsque la sonnerie du dîner retentit, ce fut elle qui rompit le silence.

— Je n’irai pas dîner ce soir. À présent, rentrez, nous nous reverrons demain.

C’était un ordre. Il se leva maladroitement et la salua, mais elle ne le regardait déjà plus. Elle scrutait les jardins comme si, à travers la profonde obscurité, elle allait voir apparaître sa vallée. Il descendit de la terrasse, prêt à accepter son destin.

 

Le lendemain matin il se précipita au débarcadère où elle l’attendait déjà en compagnie d’une suivante sur le pont de son petit esquif. Elle était tout habillée de blanc pour se protéger du soleil, et contrastait avec son esclave, une Nubienne noire comme la nuit.

— Abritons-nous à l’ombre, dit-elle. Il fait déjà trop chaud. Mon père m’a bien recommandé de ne pas m’enfoncer dans les collines plus que nécessaire. Je me demande même si je pourrai faire un pas par cette chaleur. Vous auriez dû mettre du khôl pour vous protéger de la réverbération du soleil, ajouta-t-elle. Ta-kha’et !

Une esclave sortit de la cabine et attendit ses ordres.

— Apporte le coffret à maquillage et les petites brosses ! ordonna Hatchepsout.

La jeune fille s’éloigna avec un balancement des hanches si suggestif que Senmout ne put détacher ses yeux de son dos cambré.

— C’est Ta-kha’et, ma nouvelle esclave, remarqua Hatchepsout, qui avait surpris le regard approbateur de Senmout. Elle est serviable et très docile, mais elle ne parle pas beaucoup. Ta-kha’et, dit-elle à la jeune fille, qui entre-temps était revenue, mets-lui un peu de khôl. (Elle choisit une petite brosse et la lui tendit.) Dépêche-toi, nous sommes presque arrivés à la nécropole.

Ta-kha’et s’agenouilla devant Senmout. Elle plongea la petite brosse dans le pot de khôl noir et lui dit en souriant :

— Maître, fermez les yeux s’il vous plaît.

Senmout obéit et il sentit des mains chaudes frôler ses joues et la douce brosse humide caresser ses paupières ; Ta-kha’et sentait le miel et l’anis. À peine eut-elle terminé son ouvrage que la barque accosta.

— Elle a du talent, dit Hatchepsout. Le khôl vous va bien. À présent dépêchons-nous, car nous avons beaucoup de chemin à parcourir. Approchez ma litière, ordonna-t-elle aux bateliers.

Senmout la suivit sur le rivage où la litière fut déployée. La Nubienne ouvrit le parasol et Hatchepsout s’installa, allongée sur un coude de manière à pouvoir continuer de parler à Senmout.

Senmout, l’esclave nubienne et les deux porteurs se mirent en marche, aussitôt frappés par l’écrasante chaleur renvoyée par le sable et les rochers. Au moment où le sentier tournait soudain sur la droite, Senmout aperçut un autre chemin, plus récent et plus large, couvert de nombreuses empreintes de pieds humains et de sabots de bœufs. Il resta perplexe, mais se dirigea néanmoins vers la droite sur l’ordre d’Hatchepsout, et commença l’ascension de la colline.

À l’instant où il se sentait incapable de faire un pas de plus sans se désaltérer, ils parvinrent à l’ombre d’un rocher et Hatchepsout ordonna une halte. On sortit un carafon de la litière et tous burent avidement. Hatchepsout ordonna aux bateliers de les attendre en cet endroit. Elle fit signe à un Nubien de prendre le parasol et de les suivre.

— Il est sourd, dit-elle froidement. Nous ne serons donc pas gênés pour parler.

Ils se mirent tous trois en route et aperçurent bientôt une vallée qui s’étendait devant eux, encerclée sur trois côtés par de hautes falaises.

— La demeure sacrée d’Osiris-Mentou-hotep, dit Hatchepsout en poussant un soupir.

Ils restèrent silencieux tandis que la troublante majesté du lieu envahissait Senmout. Il se sentit soudain déplacé, insignifiant et muet d’admiration. Aucun son ne troublait le lourd sommeil de la cuvette incandescente.

— C’est ici que je désire édifier un monument, dit Hatchepsout. Voilà la vallée sacrée que je dédierai à ma personne. Les hommes viendront m’y rendre hommage. Mais quel temple sera-t-il digne de moi ? Quel monument sera-t-il aussi beau que moi ? Je n’y vois pas une pyramide comme Mentou-hotep, car les falaises l’écraseraient et lui enlèveraient toute sa puissance. Mais quoi donc alors ? Nous trouverons tous les deux le parfait joyau à incruster dans la couronne de ces gigantesques parois.

Senmout ne répondit pas. L’architecte en lui était occupé à calculer les distances, à évaluer les proportions, à mesurer les hauteurs.

— Le plus grand temple du monde pourrait être bâti en ces lieux, dit-il lentement. L’endroit est fort judicieusement choisi. Majesté. Je vois quelque chose de léger, de frais, des colonnades peut-être. Des angles, mais assurément pas de pignons élevés qui rivaliseraient en vain avec la falaise. Je vais y penser plus précisément. Me permettez-vous de venir me promener ici à ma guise ?

— Venez-y quand il vous plaira, répondit-elle. Et lorsque vous serez fixé, nous commencerons. Que pensez-vous d’un sanctuaire taillé à même le roc, où je pourrais m’asseoir et entendre les prières ?

— Ce serait possible, mais l’aide d’un bon ingénieur me sera indispensable. Un ingénieur capable de comprendre la pierre au plus profond d’elle-même.

Il pensa tout de suite à Bénya. Bénya était le seul à savoir où tailler et jusqu’où. Mais les dieux seuls savaient où il était, en train de travailler avec le noble Inéni au projet secret du pharaon. Senmout en parla à Hatchepsout dont le visage s’altéra soudain.

— C’est votre ami ? C’est sûrement un bon ingénieur ! Sinon il ne travaillerait pas pour Inéni.

Son regard se porta alors derrière eux, en direction du chemin qui s’enfonçait dans la falaise.

Senmout sentit sa gêne.

— Vous avez besoin de cet homme ?

— Je le connais, Altesse, et j’ai confiance en son jugement. Nous pourrons faire ensemble un excellent travail.

— Je crains que cela soit impossible, répliqua-t-elle brutalement. Il se peut qu’il ne revienne jamais.

Elle jeta un autre regard furtif vers la falaise.

Une peur soudaine envahit Senmout, amplifiée par la présence d’Hatchepsout et l’étrangeté du lieu, mais il en savait suffisamment pour ne plus poser de questions.

Elle s’enroula dans son manteau, les bras croisés sur la poitrine, le Nubien à ses côtés, immobile comme la pierre. Tous deux semblaient avoir oublié sa présence.

— Je vais voir ce que je puis faire, annonça-t-elle tout à coup. Mais je ne peux rien vous promettre. Seul mon père a le pouvoir de rappeler ce Bénya et de le laisser vivre.

— Il en est hautement digne, ajouta Senmout précipitamment.

— Tout comme vous, Senmout, dit-elle en souriant.

L’usage inattendu de son nom le mit en joie.

— Je vous adore, Altesse, murmura-t-il avec une parfaite sincérité. Je vous servirai jusqu’à ma mort.

Hatchepsout comprit que ces paroles venaient du fond du cœur et non des lèvres bassement flatteuses d’un courtisan ; elle lui prit la main et la posa sur la sienne quelques instants.

— J’en suis convaincue depuis longtemps, répondit-elle. Je sais aussi que vous m’êtes entièrement dévoué, quelle que soit mon attitude envers vous, est-ce vrai ?

Cette question qu’elle se plaisait souvent à poser le fit sourire.

— Vous avez raison, dit-il.

Puis ils rejoignirent lentement la litière et les bateliers ivres de chaleur.

Le lendemain matin, Senmout fut convoqué auprès du pharaon. Touthmôsis faisait les cent pas dans le bureau du vizir des États du Sud, une liasse de rouleaux à la main. Lorsqu’on annonça Senmout, il les jeta sur le bureau d’Ouser-Amon qui sortit en saluant.

Le pharaon avait l’air contrarié et Senmout attendit tout tremblant de savoir ce qu’on lui reprochait.

— Vous voulez Bénya, le Hourrite, hurla-t-il.

— Oui, Majesté…

— Prenez l’un de mes ingénieurs. Il y a au palais un assez grand nombre d’ingénieurs pour construire un temple par jour ! Prenez-en un. N’importe lequel !

— Majesté, je connais Bénya depuis longtemps. C’est un bon ingénieur et un homme estimable. C’est lui que je veux et personne d’autre.

— Que pouvez-vous savoir sur ce qui est estimable ? s’écria Touthmôsis, vous qui n’êtes pas encore un homme !

— Cette année m’a appris beaucoup sur le bien et le mal, répondit calmement Senmout, les mains moites et les genoux tremblants. Et je connais un bon ingénieur qui est également un homme estimable.

Touthmôsis partit soudain d’un grand rire et prit Senmout par les épaules.

— Voilà qui est bien parlé ! Ma fille est sage, mais elle est aussi gâtée et capricieuse. « C’est Senmout que j’ai choisi, a-t-elle dit fièrement. Il bâtira pour moi avec l’aide de ce Hourrite. Envoyez-le chercher, père, je vous en prie. » Mais ce n’était pas une prière, c’était un ordre de mon petit prince ! (Il se calma et se laissa aller dans un fauteuil.) Et pourtant, grommela-t-il, et pourtant… vous savez bien, Senmout, que Bénya doit mourir dans trois jours.

Les murs se mirent à tourner et Senmout, malgré lui, tendit les bras en avant. Son cœur battait à grands coups sourds. Il sentit qu’il avait blêmi, mais Touthmôsis ne regardait pas dans sa direction.

— Dans trois jours, ma chère Ahmès rejoindra son tombeau, un tombeau dont personne ne connaît le lieu, à part ma fille et Inéni. Les hommes qui ont participé à sa construction seront exécutés à l’aube du troisième jour. Le Hourrite en sait trop. Il a travaillé jusqu’au bout avec Inéni et ne reviendra pas.

Senmout comprit alors la brusque inquiétude d’Hatchepsout dans la petite vallée, mais il répondit calmement au pharaon.

— Majesté, je comprends la nécessité de tenir ce secret éternellement gardé, et de sacrifier tous les esclaves. Mais dans la mesure où vous épargnez le grand Inéni, car vous avez confiance en lui, épargnez également mon ami car j’ai la même confiance en lui. Si vous exaucez mon vœu, je suis prêt à répondre de son silence sur ma vie. Bénya n’a que faire des honneurs et des récompenses. Il est incorruptible. Il n’aime que la pierre, et c’est pourquoi j’ai besoin de lui. La tâche que m’a confiée le prince est ardue, et sans Bénya elle sera aussi extrêmement longue à réaliser. Certes, je pourrais choisir un autre ingénieur, mais en combien de temps parviendrai-je à lui faire comprendre ce que désire la fleur de l’Égypte ? Un homme qui a échappé de si près à la mort n’en travaillera qu’avec plus d’ardeur.

— Sottises que tout cela, trancha Touthmôsis. (Puis il se leva.) Je deviens sénile, ajouta-t-il. Je m’adoucis. Il y a vingt ans, j’aurais sacrifié votre ami et je vous aurais fait fouetter. Que je ne vous y reprenne plus ! s’écria-t-il en agitant un doigt menaçant devant le visage réjoui de Senmout. À la moindre contrariété de mon enfant bien-aimée, c’est avec votre sang qu’on lavera les carreaux du temple ! À présent, sortez. Je vais envoyer un messager dans les collines, et il vous ramènera cet heureux jeune homme. Veillez à servir mon Hatchepsout avec la même loyauté.

Senmout prit congé et se dirigea vers l’allée qui menait au temple. Pour la première fois de sa vie il allait remercier le dieu dont la fille était capable de produire de tels miracles. Bénya ne mourrait pas.

À l’aube du troisième jour, tandis que Senmout se trouvait auprès de Bénya, les soldats du roi, armés de couteaux, fondirent sur les ouvriers et leur tranchèrent la gorge. Un scribe était chargé de noter chaque mort afin que personne ne s’en échappe et ne revienne par la suite piller le tombeau.

Les deux jeunes gens entendirent la procession funèbre se former dans les jardins et Senmout envoya un esclave chercher du vin.

— Buvons à ton salut, proposa-t-il à Bénya, ainsi qu’à la Grande Épouse Royale Ahmès.

— Et à ta chance étonnante ! ajouta Bénya avec ferveur. Sans la bonté du petit prince je serais à l’heure actuelle face contre terre.

— Elle n’est plus si petite, précisa Senmout. Tu as été absent longtemps, et les enfants grandissent.

Senmout regarda son ami avec tendresse. Il n’avait pas changé. La menace d’une mort certaine l’avait à peine ébranlé et il avait vite retrouvé son enthousiasme juvénile.

— Le prince t’a épargné dans un but bien précis, lui rappela-t-il.

— Ah ! oui. Un grand ouvrage en perspective ! Et que suis-je donc censé faire ? Vais-je travailler sous tes ordres, Senmout ?

— Nous travaillerons ensemble. Il n’est pas question entre nous de rapports hiérarchiques !

Senmout lui parla de la vallée et des intentions du prince. Bénya l’écouta attentivement.

— Cela me rappelle le jour où j’ai contemplé la grande vallée du haut des collines…

Il se tut brusquement, consterné.

— Pas un mot de plus, Bénya ! coupa Senmout avec fébrilité. Tiens ta langue ou tu seras responsable de ma mort !

— Pardonne-moi, mon ami, répondit humblement Bénya. Dorénavant je ne ferai plus jamais allusion à ce que j’ai vu.

— Prends-y bien garde.

Ils se livrèrent de nouveau à quelques libations, puis Bénya reprit la parole :

— Pour ce qui est du temple, commence à faire les plans, et ensuite je te dirai quelle est la pierre la plus appropriée, il me semble que tu préféreras le grès, mais le granit est plus solide.

— La pierre devra se confondre au premier regard avec la falaise.

— Mais elle désire un sanctuaire taillé profondément dans la roche. Comment vas-tu concilier tout cela ?

— C’est mon problème. Nous pourrions peut-être aller étudier le site ensemble, puis je ferai un croquis pour Son Altesse. Où habites-tu en ce moment ?

— Dans mon ancienne cellule, à côté de chez le contremaître.

— C’est beaucoup trop loin pour moi. Nous devons travailler plus près l’un de l’autre. Je vais essayer de t’obtenir une chambre ici.

Bénya regarda son ami avec surprise, mais ne dit rien. Son assurance était aussi nouvelle que son appartement, son esclave et la couche confortable de sa petite chambre. Mais son regard tranquille et son étrange sourire n’avaient pas changé.

Ils visitèrent ensemble le site, étudièrent longuement les parois rocheuses, examinèrent la vallée sous tous les angles ; cependant Senmout ne pensait à aucun plan précis et il n’avait pas revu Hatchepsout depuis les funérailles de sa mère.